Estelle46
Messages : 24 Date d'inscription : 30/09/2015 Age : 25 Localisation : Lot
| Sujet: Elle dessinait des bonhommes à cinq doigts Mer 21 Oct - 13:00 | |
| Bonjour à tous, ce texte est extrait d'une de mes nouvelles, je l'ai particulièrement travaillé et si quelques plumes volent par ici et le prennent en pitié... Juste pour vous dévoiler le contexte: c'est un jeune homme qui part en randonnée avec sa mère au sein d'un groupe de marcheurs. l’autocar a démarré. Nous étions vingt personnes. Oui je les ai comptées, je n’avais rien d’autre à faire. Vingt personnes à moitié empilées les une sur les autres, les cuisses enfoncées dans la mousse jaune du cuir. Pas un regard ne s’échangeait. Les yeux fixaient les sacs, les gourdes, l’équipement du voisin. Une angoisse compressait mon cœur, à la manière d’une bouillote brûlante et rugueuse que l’on appuie sur une peau nue. L’air empestait la sueur. Nous respirions celui rejeté par le voisin, un mélange de parfums douteux et de saucisson à l’ail. La plupart des marcheurs étaient des personnes d’entre 40 et 50 ans, des hommes dans la force de l’âge. Ils passaient leurs bras autour de madame qui n’avait pas ôté bagues ni bracelets. Gare au coup de foudre. La seule personne digne d’intérêt était pour moi cette petite fille qui jouait avec la condensation de l’air sur les vitres. Indifférente, on aurait eu peur de s’en approcher et de briser la bulle protectrice dans laquelle elle semblait vivre. L’atmosphère qui écrasait l’habitacle ne semblait ni l’atteindre ni l’ennuyer. Elle dessinait des bonhommes à cinq doigts. Au bout d'une heure, l'autocar nous a déposés devant une auberge. Nous sommes descendus. Comme je marchais pour me dégourdir les jambes, j’ai surpris la fillette derrière le bâtiment, près du petit étang. Un peu plus loin, l’aubergiste la surveillait du coin de l’œil. Il n’avait probablement jamais été père ; dans son regard, un émerveillement qui ne trompe pas. Celui qu’on découvre et avec lequel on grandit. Une certaine chaleur, traduite par des gestes maladroits, se dégageait de ce géant; une certaine timidité et une pudeur que l’on réserve habituellement aux personnes que l’on admire et qu’on ne veut pas décevoir. Je me suis approché d’elle, peut-être trop près pour qu’elle remarque réellement ma présence. Dans sa main tendue, un gâteau bossu. Lorsqu’elle a ouvert ses doigts, le morceau de madeleine est tombé dans le bassin. Aussitôt une bouche a fendu la surface de l’eau, et les ondes ont atteint les bords en pierres. Le biscuit imprégné d’eau a été aspiré par deux lèvres noires. Clara a battu des mains. Elle s’est relevée, a réajusté ses lunettes de soleil. Sa voix claire s’est élevée. Elle a couru vers le « Monsieur des Poissons », la paume tendue. Attendrissante et malicieuse, elle a froncé le bout de son nez et levé les sourcils. Elle savait déjà que son langage corporel persuadait plus d’un « Monsieur ». Elle en profitait. Elle en jouait même. Je me suis rendu compte qu’à son âge nous faisons parler nos peluches avec notre main droite, pendant que la gauche en déchire les coutures et plonge dans leurs entrailles cotonneuses. Que nous jouons les rôles de la princesse, de la fée, de la sorcière ou du prince. Que nous faisons de nos vies un théâtre. Paradoxalement, nous jouissons d’une innocence, à qui on pardonne. Les doigts collants ont divisé le morceau de gâteau en deux parts égales. L’une est sagement restée dans la petite main, la seconde a été écrasée sous la pression des molaires. Clara a tourné le dos au « Monsieur », s’est dépêchée. Ses boucles blondes cachaient le crime passionnel. De toute façon, personne ne m’a vue. L’homme observait en souriant la petite fille au sac à dos qui s’éloignait, une auréole sucrée autour de ses lèvres d’ange.
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