Bonjour !
Voici un petit texte que j'ai écrit rapidement l'an dernier. Le thème est chevaleresque,
mais le ton peu sérieux. Voyez par vous-même ! (Ah, et le titre n'est pas définitif !)
Jamais l’Espagne ne s’émut davantage qu’à la mort du chevalier de la Quiche. De Séville à Pampelune, les clochers chantaient leur douleur, et les hérauts chargés de porter la nouvelle étouffaient leurs sanglots dans leur trompette. Dans le palais royal, des torrents de larmes inondaient les alcôves, et les marquises arrachaient les rubans des baronnes pour essuyer les yeux des comtesses.
Lorsque l’écuyer en deuil arriva à la cour, deux mille seigneurs éplorés descendirent de leur tour et vinrent entourer la charrette qui ramenait le corps de son maître. Dans cette civière improvisée, on avait étendu, sur un lit de paille, une culotte de grosse laine et une chemise crottée, toutes deux remplies d’une marmelade rougeâtre ; c’était là, avec une paire de sabots cassés, tout ce qui restait du plus valeureux des hidalgos. En voyant si plat ce qui jadis avait été si grand, le roi lui-même fut au désespoir. Et, arrachant des touffes entières de ses cheveux blancs à l’aide d’une pince en or spécialement prévue à cet effet, il accabla de questions le malheureux écuyer :
- Toi, Panso, qui fut le compagnon dévoué de toutes ses aventures, dis-moi donc comment périt le plus noble des Espagnols. Est-il vaillamment tombé, sur un champ de bataille, sous la lame d’une adversaire aussi valeureux que lui ?
- Sire, répondit l’écuyer d’une voix hachée par les sanglots, la vérité me fait bien de la peine. C’est un géant, votre Majesté, un géant de six toises qui m’a ravi mon pauvre maître dans la plaine d’Aragon.
- Un géant ! S’ébroua le souverain, si surpris qu’il en oublia de pleurer. Par Sainte Marie Mère de Dieu, Panso, si tu te fous de moi, tu le paieras cher. Veux-tu donc me dire qu’après tant de d’armées dispersées et de dragons pourfendus, notre chevalier de la Quiche, le plus preux des plus preux, aurait été occis par un pauvre géant de six malheureuses toises ?
- Vous savez, Sire, repris l’écuyer désolé, que le seigneur de la Quiche allait bien mal depuis quelques temps.
- Qu’est-ce que cela peut faire ? Ne s’est-il donc point retiré dans son fief castillan, dont les murailles resplendissantes ont résisté aux assauts de bien pires géants ?
- Ah, sire ! Combien de fois ai-je pleuré ce château si fameux ! Mais mon pauvre seigneur l’a abandonné pour une chaumière décrépite, et trois acres du plus boueux des champs que l’on ait jamais vu en Espagne.
- Par Saint-Diégo et Sainte-Thérése, Panso ! S’éberlua le souverain, tu m’apprends une chose bien surprenante. Mais quoi ? Ton champ n’était pas si boueux qu’il empêcha le seigneur de la Quiche, le plus brave des plus braves, de charger ce géant ridicule sur son fier destrier ?
A ces mots, l’écuyer essuya une nouvelle larme.
- Ah, majesté ! C’est une chose certaine que ce digne animal, descendant en droite ligne d’un cousin germain de Pégase, faisait fi de la boue et de l’adversité ! Mais mon maitre eut l’étrange lubie de l’atteler tout le jour à la charrue, tant et si bien qu’il finit par crever, de honte plus que d’épuisement.
- Par ma barbe parfaitement peignée, Panso ! Voilà qui me trouble fort. Mais à cheval ou a pied, j’ai souvenir que le chevalier de la Quiche, de sa lance et de sa lame, fauchait et perçait sans effort des centaines de Maures sans faiblir !
- Sire, ah, sire ! Que de mauvaises nouvelles j’ai à vous apprendre ! Vous saurez que mon pauvre seigneur, après avoir vendu son haubert et son écu, ne se promenait plus qu’en chapeau de paille. Quand à ses armes, sire, il s’acharna toute une nuit sur son enclume pour changer son épée en faucille, et sa lance d’acier en binette.
Les yeux du monarque s’écarquillaient de plus en plus.
- Malepeste de diantrefoutre, Panso, que me racontes-tu là ? C’est donc sans heaume, sans cuirasse et sans armes que le vaillant chevalier de la Quiche, le plus grand héros qui ait jamais foulé le monde sublunaire, est allé affronter ce terrible géant ? »
L’écuyer dégrafa sa cape pour s’y moucher.
- Dieu est témoin, sire, que j’ai tout fait pour l’en empêcher ! Revenez, lui criais-je, seigneur et maître de la Quiche, revenez, c’est folie que d’aller au devant d’un si grand péril !
Mais j’eus beau faire, il avançait toujours, un gros sac de grain rebondissant sur chacune de ses larges épaules : Laisse-moi, Panso, et va préparer le pétrin ! Quand j’aurais bien moulu, nous mettrons la main à la pâte ! Assurément, sire, il trouva le pétrin plus tôt qu’il ne l’avait cru, et il fut plus moulu que de raison.
A ces mots, des soupirs déchirants s’échappèrent de la foule. Bien des courtisans ne purent retenir leur émoi. Le roi promit des funérailles grandioses, et tandis que des cavaliers emportaient les commandes d’or et de marbre nécessaire à la construction d’un immense mausolée, il se recueillit quelques secondes auprès de la dépouille du plus hidalgesque des hidalgos :
- Dieu ait ton âme, excentrique Manchotte de la Quiche ! Il est vrai que tu vexas bien des princesses en les appelant demoiselles, et que tu demandas souvent le prix de la chambre dans mon château. Mais qui aurait cru que tu te mettes un jour à prendre les géants pour des moulins !