899 mots
--
Elle vivait dans une maisonnette à l'écart de la ville. De toutes les pièces, son salon était de loin la plus chaleureuse. Il était décoré des cadeaux les plus somptueux : des écharpes légères, des tableaux au réalisme frappant, des perles et des bougies parfumées. On les lui offrait sans rien attendre en retour. Un geste de pur gratitude dicté par l'élan de ceux qui apprenaient auprès d'elle. Elle les disposait avec cœur et intelligence dans cette petite pièce dont le luxe savait rester simple. Certains objets pouvaient attendre des mois avant d'être placés et d'autres connaissaient leur instant de gloire puis disparaissaient. Que faisait-elle de ces offrandes une fois leur temps révolu ? Les revendait-elle ? Aujourd'hui je crois que je préfère ne pas le savoir. Ne pas entacher le souvenir formidable que j'ai de ma mère.
D'aussi loin que je me souvienne mon père a été absent, peut-être même inexistant ou bien multiple. Multiple comme ces hommes que ma mère invitait chez elle certains soirs, créant une vaguelette faite d'aventures au creux de notre sérénité. Ils ajoutaient une magie singulière à celle que nous partagions ma mère et moi. Et je sentais l'atmosphère se charger d'une énergie inconnue à la fois douce et vivifiante. Ils apportaient ce qui devait être des mots d'amour dans des enveloppes blanches où le prénom de ma mère avait été soigneusement tracé. Aujourd'hui elles ont toutes disparu et laissent un grand vide fait de curiosité inassouvie. Elle ne les ouvrait jamais devant moi et allait tout de suite les ranger dans son « armoire à trésors ». Elle revenait alors au salon, deux verres à la main et s'installait en face du visiteur. Main dans la main il entraient ensuite dans la pièce aux bougies. Une pièce nue au milieu de laquelle, comme seul meuble, trônait un immense lit-bateau. « Nous partons en voyage » disait-elle avant de se faufiler dans son antre.
Un jour que la porte était restée entrebâillée mon regard de petite fille les suivit là où ils se dérobaient ainsi à moi. La lumière vacillante des bougies éclairait leur peau nue. Ils dansaient ensemble, mélangeant leurs mains, leurs jambes, leur corps sur le rythme d'une musique que je n'entendais pas. De nombreuses fois ensuite je les ai observés fascinée par ce que je découvrais de ma mère. Je l'imaginais capitaine de son lit-bateau, bataillant avec son second entre accalmies et tempêtes. Je la voyais bouger au rythme de vagues invisibles qui frappaient leur navire. Bander les muscles pour redresser la barre, rassurer de ses bras son matelot effrayé. Qu'elle était belle alors ma mère ! Tous ces gestes que je ne lui connaissais pas je voulais les apprendre par cœur.
Certains soirs, lorsque ma mère était occupée dans la cuisine, je me glissais dans les couvertures de ce lit interdit et je rêvais que moi aussi je voyageais comme elle. Comme elle lorsqu'elle explorait de ses doigts les dunes et les fossés des corps allongés auprès d'elle. D'une main timide ou aventureuse, les yeux fermés ou grands ouverts, avides. Je voulais moi aussi explorer ces terrains inconnus mais je n'avais que mon corps maigre de petite fille, sans volumes, sans magie. Les lignes de mes côtes me rappelaient un peu les ridules du sable au fond de la mer. Mes seins se faisaient montagnes en devenir et les os de mes hanches dessinaient comme un gigantesque cratère. Je perdais mes doigts dans la forêt de mes cheveux.
J'imitais seule ce que je voyais faire à deux. Mes doigts vagabondaient en caresses jusqu'à mon sexe imberbe. J'imitais la cambrure de ma mère et je sentais la chaleur des pays tropicaux juste entre mes cuisses. Je me disais que moi aussi un jour je connaîtrais le vrai voyage, celui que l'on fait à deux. Celui que ma mère a su entreprendre tant et tant de fois. Un voyage dont le but secret était dans la fonte des corps, dans l'apaisement merveilleux que je n'ai jamais vu chez ma mère que dans ces instants-là. Je guettais le moment où tout se tairait d'un coup, où le bateau accosterait enfin après avoir bravé les plus violentes vagues. Je retenais mon souffle, espérant que cette fois encore ma mère s'en sortirait. Puis inévitablement je la voyais sombrer dans cette détente absolue. Une torpeur de laquelle elle n'émergeait que plus tard.
Je rejoignais mon lit sans faire grincer les lattes du plancher et j'attendais son baiser du soir. Après qu'elle eût raccompagné le visiteur, elle s'approchait de mon lit à pas lents persuadée que je dormais profondément. Par la fente de mes paupières je devinais ses yeux brillants et ses larmes qu'elle laissait couler sur ses joues. Des larmes débordantes de l'amour qu'elle avait pour moi. Ses danses lui ouvraient le cœur et elle se rendait compte qu'il m'appartenait tout entier. C'est pour cela qu'elle me prenait dans ses bras en murmurant « Je t'aime, je t'aime, je t'aime ». Je m'endormais alors avec la certitude que ma mère m'apprendrait à faire comme elle, un jour.
Je n'ai compris que très tard les insultes des gamins de la ville, les regards des épouses qui se détournaient à notre passage. Mais je persiste à croire que les images sont trompeuses. Ma mère avait simplement choisi une vie solitaire égayée par la visite des hommes. Non. Ma mère n’était pas une prostituée, n’en déplaise aux commérages.