Je l’ai découvert, seule.
Je suis sortie, hagarde, de la salle de bain, et à présent je balaye du regard notre studio sans savoir où aller, comme si d’un coup je n’étais plus chez moi. Je reste debout devant la porte, perdue au milieu d’un troupeau de pensées galopantes.
J’ai été trahie par mon propre corps.
De longues minutes plus tard, je regagne en lucidité. Il faut que je l’appelle. Je n’en peux plus de devenir folle de mon côté, j’ai besoin qu’il m’accompagne dans ma panique.
Ce n’est pas le bon moment, mais ce n’est jamais le cas pour les nouvelles qui bousculent votre vie à coups de pieds dans le ventre.
J’attends que la surprise passe, qu’il reprenne ses esprits, que son bon sens à toute épreuve m’éclaire. Je demande :
« Qu’est ce qu’on va faire ? »
Au bout d’un long silence, je perçois le son étouffé de sa voix affaiblie, incertaine, méconnaissable :
« Je ne sais pas. »
J’attends qu’il rentre de la fac et chaque seconde me semble durer une vie entière. Il finit par arriver chez nous, l’air ailleurs. Il ne referme pas tout de suite la porte à clé. Cette petite négligence si inhabituelle de sa part me raconte à quel point il est chamboulé.
Nous n’avions pas prévu ça, n’est ce pas, mon amour ?
J’ai peur qu’il m’en veuille mais à peine arrivé, il se précipite pour me prendre dans ses bras. À cet instant, qui de lui ou de moi en a le plus besoin, je ne saurais le dire. Quand notre étreinte se desserre, je surprend dans ses yeux un regard mouillé.
« On n’a pas été imprudents pourtant, non ? »
« Ce n’est vraiment pas le bon moment… »
« Tu l’as dit à tes parents ? »
Nous en parlons comme si l’enjeu était un exercice de mathématiques particulièrement ardu. Comme d’un problème abstrait qui appelle une solution.
Mais, trop vite, la question fatale est prononcée :
« Tu veux qu’on le garde ? »
De qui a-t-elle franchi les lèvres en premier, les siennes ou les miennes ? Je ne sais plus. Qu’importe. Elle flottait dans nos têtes à tous les deux depuis que nous savions.
« Tu veux qu’on le garde ? »
Mais garder quoi ? Qui ? Le petit trait bleu en trop sur le test de ce matin ? Moi, je ne me sens pas différente d’hier, ni de celle que j’étais il y a un mois. Je ne me sens pas illuminée de la puissance cosmique de la reproduction qui rend toute décision évidente. Je me sens perdue, c’est tout.
« Ne t’inquiète pas, me dit-il, on ira voir le docteur cet après-midi, c’est peut-être une erreur, n’y pense plus. »
J’y pense quand même, je m’inquiète et bien sûr, ce n’est pas une erreur, comme le docteur le confirme.
Je me réveille le lendemain avec le vœu que tout n’ait été qu’un rêve qui va maintenant s’effilocher avant de rejoindre les limbes, que tout est normal, que la vie n’a qu’à suivre son cours. Mais la réalité s’impose à moi avec l’arrière-goût âcre d’une méchante nausée.
Ça devrait être simple pourtant. Aujourd’hui les femmes avortent. C’est ce qu’on attend sûrement de moi. C’est un mauvais moment à passer mais après tout redevient comme avant, non ?
Quand je tente d’aborder à nouveau le sujet avec lui, il s’esquive dans une déclaration à vous faire fondre le cœur. Il me sort tout ce que n’importe quelle fille dans ma situation voudrait entendre : « je ne fuirai pas devant mes responsabilités », « je te soutiendrai quoi que tu décides », « je ne veux t’imposer aucune pression de mon côté », « même si on n’a pas grand-chose, on fera ce qu’il faut pour l’argent », « la décision finale t’appartient car les conséquences seront toujours plus importantes pour toi ».
Mais n’est-ce pas pire d’avoir le choix ?
Je sais qu’il essaye de se montrer le plus compréhensif possible pour que je me sente soulagée mais au passage il ne m’a pas échappé qu’il laisse tout le poids de la décision reposer sur moi.
Finalement, je lui en veux presque que ce soit aussi simple pour lui de s’en sortir ainsi. Et en même temps je ne peux pas décemment le lui reprocher après la déclaration qu’il vient de me faire.
Je ne crois pas avoir déjà pleuré autant.
Dans mes projections, c’était forcément lui qui se tenait à mes côtés, souriant aux nombreux enfants que nous aurions eu ensemble « un jour ».
J’ai toujours voulu tomber enceinte, devenir mère, fonder une famille. Ces choses-là m’avaient toujours paru naturelles et enviables… du moment qu’elles étaient vagues et lointaines.
Aujourd’hui que le temps me presse, toutes mes certitudes me filent entre les doigts.
Puis-je vraiment me débarrasser de cette vie à venir, pourtant conçue par notre amour, parce qu’elle ne tombe pas au bon moment ? Dois-je sacrifier ma vie actuelle, ma jeunesse, mes études, mes rêves de carrière parce que ma contraception n’a pas été efficace à cent pour cent ? Mon enfant ne mérite-il pas de naître dans les meilleures conditions possibles ?
Je perds dans tous les cas.
J’ai peur d’accoucher, j’ai peur d’avorter. J’ai peur de donner la vie ou la mort. J’ai peur d’être une mère terrible, j’ai peur d’être toujours poursuivie par d’immondes regrets.
Plus les jours s’égrènent et plus je ne me sens isolée, acculée.
Je me retrouve seule face à la décision cruciale qui risque de tout changer.
Personne ne veut la prendre à ma place. La société ne veut pas me l’imposer. Même mon meilleur complice m’en laisse l’entière responsabilité.
Mais c’est une responsabilité trop grande pour moi.
Je ne peux pas choisir entre remord et regret.